— « Et la Sainte Vierge, est-ce que tu pries la Sainte Vierge ? (…) La pries-tu bien ?
Elle est notre Mère, c’est entendu. Elle est la Mère du genre humain, la nouvelle Ève. Mais elle est aussi sa Fille. L’ancien monde, le douloureux monde, le monde d’avant la Grâce l’a bercée longtemps sur son cœur désolé – des siècles et des siècles – dans l’attente obscure, incompréhensible d’une virgo genitrix… Des siècles et des siècles, il a protégé de ses vieilles mains chargées de crimes, ses lourdes mains, la petite fille merveilleuse dont il ne savait même pas le nom. Une petite fille, cette Reine des anges ! Et elle l’est restée, ne l’oublie pas !
La Sainte Vierge n’a eu ni triomphe ni miracles. Son Fils n’a pas permis que la gloire humaine l’effleurât, même pas du plus fin bout de sa grande aile sauvage. Personne n’a vécu, n’a souffert, n’est mort aussi simplement et dans une ignorance aussi profonde de sa propre dignité, d’une dignité qui la met pourtant au-dessus des anges. Car enfin, elle était née sans péché, quelle solitude étonnante !
La Vierge était l’Innocence. Rends-toi compte de ce que nous sommes pour elle, nous autres, la race humaine ? Oh ! Naturellement, elle déteste le péché, mais enfin, elle n’a de lui nulle expérience, cette expérience qui n’a pas manqué aux plus grands saints, au saint d’Assise lui-même, tout séraphique qu’il est.
Le regard de la Vierge est le seul regard vraiment enfantin, le seul vrai regard d’enfant qui se soit jamais levé sur notre honte et notre malheur. Oui, mon petit, pour la bien prier, il faut sentir sur soi ce regard qui n’est pas tout-à-fait de l’indulgence – car l’indulgence ne va pas sans quelque expérience amère – mais de la tendre compassion, de la surprise douloureuse, d’on ne sait quel sentiment encore, inconcevable, inexprimable, qui la fait plus jeune que le péché, plus jeune que la race dont elle est issue, et bien que Mère par la grâce, Mère des grâces, la cadette du genre humain. »
Georges Bernanos
Extraits du Journal d'un curé de campagne (Plon 1936), éditions « Le livre de poche », Paris 1966, p. 182
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