C'était le 9 janvier 1820, un dimanche. La bise soufflait avec violence, et la Saône s'était mise à entraîner d'énormes glaçons : elle était effrayante. Trois bateliers qui avaient trop tardé à mettre leurs barques en sûreté furent tout à coup emportés sur les glaçons qui se bouleversaient. Deux de ces infortunés parvinrent à s'accrocher à une pile du pont de pierre et à se sauver. Le troisième, nommé Pierre Guérin, coula à fond et les glaçons se refermèrent sur lui. Deux fois on vit reparaître sa tête, et deux fois on le vit s'engloutir de nouveau. Les innombrables spectateurs de cette tourmente frémissaient et gémissaient. Une troisième fois après avoir essayé de se cramponner aux masses glissantes qui échappaient à ses mains débiles, il réussit cependant à se hisser sur un énorme glaçon. C'était un homme qui n'avait guère pratiqué sa religion. Soudain, les milliers de spectateurs qui couvraient les ponts et les quais, le virent se mettre à genoux sur le glaçon, se tourner vers Fourvière et implorer la sainte Vierge. Certes, elle fut fervente la prière de l'homme qui, sur le point de mourir, demandait à vivre. Ce spectacle électrisa la foule; tous se prosternèrent, les gendarmes ôtèrent leur chapeau, et l'on cria merci ! Mais le glaçon venant à être heurté, le batelier fut englouti, et le peuple de nouveau dans l'attente ; toutefois elle ne fut pas longue. Un inconnu aux formes athlétiques, aux larges épaules, aux cheveux crépus, renversant tout pour se frayer un passage, se fait jour, s'élance dans une frêle barque, secoue, emporte la corde qui l'enchaîne, s'arme d'un aviron, pousse loin du rivage. La barque avançait lentement au gré des spectateurs, mais elle avançait. Les glaces refluaient ou se brisaient contre ses flancs comme aux piliers des ponts, à gauche, adroite, devant, derrière... Et lui, retenant son haleine, embrassant de ses yeux fixes un immense demi-cercle, demeurait immobile. Deux minutes, deux siècles, s'écoulent. Enfin, là, près de la nacelle se montre le batelier ; l'envoyé du ciel le saisit, le retire et le rend au rivage. Sa mission remplie, personne ne sut dire quelle direction avait prise l'inconnu. Vers la fin de février, on vit cinq ou six cents personnes gravir la côte de Fourvière : c'était le corps des mariniers. A leur tête marchait leur camarade, portant à Notre-Dame son ex-voto, un tableau qui le représentait au milieu de la Saône, à genoux sur le glaçon.